Dans une interview accordée au journal sénégalais Le Pays au Quotidien,reprise par son collègue djiboutien Abdourrahmane Waberi sur son blog hébergé par Slate Afrique, l’écrivain Boubacar Boris Diop analyse les différentes implications de la guerre au Mali… et refuse d’applaudir à tout rompre la France officielle… qu’il qualifie de « pompier pyromane ».
« Le danger, à mon humble avis, cest danalyser cette guerre comme un fait isolé. Tout le monde la relie à lagression contre la Libye, mais pas avec autant dinsistance quil faudrait. Il ne suffit pas de dire que lagression contre la Libye est en train de déstabiliser la bande sahélienne et toute lAfrique de lOuest. Il faut la placer, de même que le « printemps arabe », au cur de la réflexion sur le Nord-Mali. Nous devons peut-être même aller plus loin et nous demander si nous naurions pas dû hausser la voix dès le jour où des chars de combat français ont forcé les grilles du palais de Gbagbo. Il était possible, sans forcément soutenir Laurent Gbagbo, de bien faire savoir à Paris quune ligne rouge venait dêtre franchie. Mais nous avons trop bien appris notre leçon sur la démocratie, on a inventé exprès pour nous des termes comme « bonne gouvernance » qui donc a jamais entendu parler de la « bonne gouvernance » en Belgique ? et nous en sommes venus à perdre tout sens des nuances et surtout la capacité dinscrire des évènements politiques particuliers dans une logique globale.
(…) Il suffit de remonter le fil des évènements. Après avoir assassiné Kadhafi dans les conditions scandaleuses que lon sait, LEtat français a cru le moment venu de confier la sous-traitance de la guerre contre Aqmi et le Mujao à la rébellion touarègue. Comme vient de le rappeler Ibrahima Sène dans une réponse à Samir Amin, Paris et Washington décident alors daider les Touareg présents en Libye à rentrer lourdement armés au Mali mais, détail important, pas au Niger où on ne veut prendre aucun risque à cause dAreva. Les Touareg sont ravis de pouvoir concrétiser enfin leur vieux rêve dindépendance à travers un nouvel Etat de lAzawad, allié de lOccident.
Certains médias français se sont alors chargés de « vendre » le projet de ces « hommes bleus du désert » qui se préparent pourtant tout simplement à entrer en guerre contre le Mali. Il suffit de faire un tour dans les archives de France 24 et de RFI pour voir que le MNLA en particulier a été créé de toutes pièces par les services de Sarkozy. Ces stratèges savaient très bien que cela allait se traduire par leffondrement de lEtat malien et la partition de son territoire. Ça ne les a pourtant pas fait hésiter une seconde. Juppé sest ainsi permis de minimiser légorgement collectif par les Touareg dune centaine de soldats et officiers maliens le 24 janvier 2012 à Aguelhok et suggéré la possibilité dun Azawad souverain au nord. Mais au bout du compte, le MNLA qui na pas été à la hauteur des attentes de ses commanditaires face aux jihadistes, sest pratiquement sabordé, ce qui est dailleurs sans doute une première dans lhistoire des mouvements de libération. Dans cette affaire, la France est clairement dans le rôle du pompier pyromane. Tout laisse croire quelle va défaire les jihadistes, mais sa victoire coûtera aux Maliens leur Etat et leur honneur.
Je veux juste dire que cen est fini pour longtemps de lindépendance du Mali et de sa relative homogénéité territoriale. Il faudrait être bien naïf pour simaginer quaprès sêtre donné tant de mal pour libérer le Nord, la France va remettre les clefs du pays à Dioncounda Traoré et Maliens et se contenter de grandes effusions dadieu. Non, le monde ne marche pas ainsi. La France sest mise en bonne position dans la course aux prodigieuses richesses naturelles du Sahara et on la voit mal laisser tomber la rébellion touarègue qui reste entre ses mains une carte précieuse. Un épisode de cette guerre est passé inaperçu, qui mérite pourtant réflexion : la prise de Kidal. On en a dabord concédé la « prise » à un MNLA qui na plus aucune existence militaire et quelques jours plus tard, le 29 janvier, les soldats français sont entrés seuls dans la ville, nautorisant pas les forces maliennes à les y accompagner. Iyad Ag Ghali, patron dAnsar Dine, discrédité par ses accointances avec AQMI et le MUJAO, est presque déjà hors jeu et son rival « modéré » Alghabasse Ag Intalla, chef du MIA, est dans les meilleures dispositions pour trouver un terrain dentente avec Paris. En somme, les indépendantistes Touareg vont avoir après leur débâcle militaire un contrôle politique sur le nord quils nont jamais eu. Cest un formidable paradoxe, mais lintérêt de lOccident, cest un Etat central malien sans prise sur la partie septentrionale du pays. Les pressions ont commencé pour obliger Dioncounda Traoré à négocier avec des Touareg modérés sortis de la manche de Paris et on ne voit pas un président aussi affaibli que Dioncounda Traoré résister à Hollande. Que cela nous plaise ou non, le « printemps arabe » est en train de détacher définitivement lAfrique du Nord du reste du continent et la « nouvelle frontière » cest en quelque sorte le Nord-Mali. Cela correspond à un projet stratégique très clair, très cohérent, de lOccident et il est en train de le mettre en uvre. »