Survivants13 (ancien "Survie 13 françafrique bas les masques")

19.1.2015

Charlie Hebdo : chercher à comprendre pour éviter les pièges

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Par Grégoire Lalieu
Source : Investig’Action : http://www.michelcollon.info/Charlie-Hebdo-chercher-a.html?lang=fr

Quel rapport entre la découverte du pétrole, le rire de Nasser, la guerre d’Algérie, la révolte des banlieues et l’attentat de Charlie Hebdo ? Aucun si l’on s’en tient au registre émotionnel et au discours sécuritaire qui ont fait suite à l’attaque du journal satirique. Pourtant, si l’on ne peut accepter que deux jeunes Français ayant sombré dans le fanatisme religieux assassinent des journalistes en plein Paris, il est nécessaire de s’interroger sur ce qui a rendu possible l’impensable. Cette réflexion nous amène nécessairement à remonter le mal jusqu’à ses racines pour analyser ce qui s’est passé tant au Moyen-Orient qu’en France ces dernières décennies. Cet article porte donc davantage sur ces deux éléments que sur l’attentat du 7 janvier. Un exercice indispensable à l’heure où le drame qui a ébranlé la France est ramené à la seule dimension de la liberté d’expression. Un exercice indispensable à l’heure où une partie de la classe politique, dans l’impossibilité d’interroger ses responsabilités, propose d’adopter un Patriot Act français pour nous protéger de la menace terroriste. Un appel lancé depuis une marche pour… la liberté d’expression !

L’obscurité ne peut pas chasser l’obscurité ; seule la lumière le peut. La haine ne peut pas chasser la haine ; seul l’amour le peut. (Martin Luther King)

Charlie Hebdo a fait rire. Charlie Hebdo a fait grincer des dents. Mercredi 7 janvier, Charlie Hebdo a, peut-être pour la première fois, fait pleurer. Deux individus lourdement armés ont pris d’assaut la rédaction du journal satirique laissant derrière eux douze morts. La nouvelle a giflé la France. Choqué, on a découvert sur les chaînes d’info en continu les premiers détails du drame. Et puis des noms sont tombés. Cabu. Wolinski. Charb. Morts au combat. On se souvient que Charlie Hebdo s’était engouffré sur un terrain miné en publiant, en 2005, des caricatures du Prophète Mohamed reprises d’un journal conservateur danois. On se souvient que depuis, les crayons de l’hebdomadaire satirique s’étaient donné à cœur joie de dézinguer l’islam comme il s’était toujours appliqué à désacraliser l’intouchable. Avec une adresse relativement appréciée. Une nuit de novembre 2011, la rédaction du journal était la cible de cocktails Molotov. Charb, directeur de publication, réagissait : « Je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. »

Mercedi, Charb, Cabu et Wolinski sont morts pour des dessins. On pense que jamais on ne pourra digérer l’indigeste. On reste assommé devant sa télévision. Mais déjà, des réactions tombent à chaud. Au micro d’iTélé, le journaliste Serge Moati en appelle à « un combat national, français, contre l’islamisme » avant d’ajouter que « l’islam ne doit pas être caractérisé par ces salauds-là. » Dans une allocution aux allures présidentielles, Nicolas Sarkozy déclare : « Notre démocratie est attaquée. Nous devons la défendre sans faiblesse. La fermeté absolue est la seule réponse possible. » Il ajoute en fin de discours : « J’appelle tous les Français à refuser la tentation de l’amalgame et à présenter un front uni face au terrorisme, à la barbarie et aux assassins. » Venant du président d’un parti qui fait les yeux doux à l’électorat du FN, venant d’un ancien président de la République qui se plaignait du trop grand nombre de musulmans en Europe et qui voyait dans l’histoire des caricatures le signe avant-coureur du choc des civilisations , les précautions de Sarkozy sur les amalgames sonnent aussi justes que la tirade d’un beauf au café du commerce qui débute par l’inévitable : « Je ne suis pas raciste, mais les Noirs et les Arabes… ». Enfin, il y a la réaction de Philippe Val au micro de France Info . L’ancien directeur de Charlie Hebdo a relevé que « quelque chose » se répandait en France et parmi les musulmans.

Alors, malgré la gueule de bois que nous laissent les portraits des dessinateurs de Charlie dans la rubrique nécrologique, on se dit qu’on doit réagir nous aussi. Réagir pour comprendre ce « quelque chose » qui se répand en France. Réagir parce qu’on n’accepte pas que l’on puisse mourir pour des dessins. Réagir parce que personne ne souhaite que cela se reproduise. Comment ? Difficile de poster des policiers devant toutes les rédactions. Et pourquoi, encore, demander aux musulmans de se désolidariser de cet acte terroriste comme l’a fait la campagne Not in my Name ? Comme si, comme le relevait Rue89, les musulmans étaient, par défaut, solidaires des actes terroristes : « Nous devrions interroger la petite satisfaction à voir un imam affirmer qu’il condamne l’égorgement d’un otage, comme si nous étions rassurés de constater qu’il y avait de “bons musulmans”, comme s’il fallait que les musulmans prouvent qu’ils peuvent être bons, qu’ils prouvent qu’il y a un islam ouvert, tolérant. »

Comment les autorités françaises entendent-elles dès lors, s’attaquer au problème du fanatisme ? Comme elles règlent celui de la délinquance, en installant des caméras de surveillance partout sans toucher au problème des inégalités sociales ? Pas très efficace… Le drame qui a frappé Charlie Hebdo nécessite qu’on analyse le mal à sa racine. Et cette analyse nous conduit vers deux phénomènes à considérer parallèlement : la politique menée par l’Occident au Moyen-Orient depuis la découverte du pétrole ainsi que la montée de l’islamophobie.

L’islamisme réactionnaire contre le nationalisme arabe

Il fut un temps où en Egypte, le président s’esclaffait à l’idée d’obliger les femmes à porter le voile. C’était du temps de Nasser. C’était l’âge d’or du nationalisme arabe. Un courant laïc et progressiste que l’Occident, emmené par les Etats-Unis, a combattu en s’appuyant sur l’islamisme réactionnaire d’Arabie saoudite. Mohamed Hassan nous l’explique dans le livre Jihad made in USA : « La découverte de gigantesques gisements de pétrole a fait du Moyen-Orient une région extrêmement stratégique pour les impérialistes. Or, avec le développement du nationalisme, des pays arabes manifestaient le désir de prendre leur destin en main et de disposer souverainement de leurs richesses. Cela aurait été une catastrophe pour les Occidentaux qui non seulement auraient été privés de pétrole bon marché, mais qui en plus auraient dû faire face à un puissant rival si le panarabisme de Nasser avait porté ses fruits. Le dirigeant égyptien souhaitait en effet que les pays de la région, qui avaient été découpés arbitrairement par les puissances coloniales, se réunissent à nouveau autour de leur identité arabe. De leur côté, les islamistes réactionnaires voyaient d’un très mauvais œil l’émergence du nationalisme arabe. Ce courant était tout d’abord porteur de modernité. De plus, bien qu’il ait reconnu l’islam comme un élément essentiel de la culture arabe, Nasser avait fait de la laïcité une ligne directrice en matière de gestion politique. Le nationalisme arabe était donc aux antipodes de ce que les réactionnaires du Golfe appliquaient chez eux. »

Dans La stratégie du chaos, Mohamed Hassan nous explique comment l’islam politique des Saoud a été érigé en modèle contre le nationalisme de Nasser : « Pour contrer l’influence de l’Union soviétique, Eisenhower mit au point une stratégie consistant à apporter un soutien financier et militaire à tout pays du Moyen-Orient qui serait “menacé par le communisme”. Mais la doctrine Eisenhower fut un échec. D’une part, l’envoi de grosses sommes d’argent vers des pays riches en pétrole soulevait beaucoup de questions aux Etats-Unis. D’autre part, les pays arabes qui auraient accepté cette aide se seraient ouvertement affichés contre l’Egypte nassérienne qui avait encore le vent en poupe à l’époque auprès des populations de la région. Alors, Washington élabora une autre stratégie. On allait employer l’islam comme une arme politique pour contrer le nationalisme arabe laïque de Nasser. (…)L’Arabie saoudite créa la Ligue islamique mondiale, une organisation ultraconservatrice inspirée par l’extrémisme wahhabite pour contrer l’influence de Nasser. La Ligue déclarait par exemple que le nationalisme était le pire ennemi des Arabes. Dans un premier temps, la popularité de Nasser étant tellement grande, cet islam politique ne rencontra pas un grand succès. Mais la défaite du président égyptien dans la guerre des Six Jours changea la donne. Après ce conflit et la perte de prestige du nassérisme, l’alternative offerte par Fayçal reçut un plus grand soutien populaire et l’Arabie saoudite devint un acteur-clé du Moyen-Orient. »

Mohamed Hassan nous explique également comment l’Egypte rentra dans le droit chemin après la mort de Nasser. Les Etats-Unis et l’Arabie saoudite achetèrent le nouveau président égyptien, Anouar al-Sadate, pour qu’il s’écarte du nationalisme arabe. Cela impliquait de faire la paix avec Israël et d’ouvrir l’économie aux multinationales. Des décisions qui n’enchantaient pas le peuple égyptien. Le prestige de Nasser était encore fort et voilà que Sadate entendait faire tout l’inverse de son prédécesseur ! Pour liquider l’héritage du nassérisme, le président égyptien décida donc de s’appuyer sur l’islamisation de la société égyptienne. Les Frères musulmans, violemment réprimés par Nasser, furent ainsi autorisés à revenir en Egypte. Alors que la politique d’ouverture économique menée par Sadate plongeait de nombreux Égyptiens dans la pauvreté, les Frères développèrent une base sociale importante en subvenant aux besoins des plus démunis à travers un vaste réseau de charité. Ils étaient pour cela aidés par les riches monarchies du Golfe.

Voilà comment une forme réactionnaire de l’islamisme s’est durablement installée au Moyen-Orient. Encore faut-il préciser, n’en déplaise à Serge Moati, que l’islamisme recouvre des notions bien diverses. Galvaudé par les médias occidentaux, le terme est devenu un concept fourre-tout. Mohamed Hassan distingue pourtant cinq courants parfois contradictoires. Quelle différence en effet entre l’islam réactionnaire des Saoud et celui d’autres mouvements inspirés par la théologie de la libération par exemple ! Et comment ranger dans un même panier des islamistes comme Abdelkader ou Omar al-Mokhtar qui combattirent les puissances coloniales et d’autres comme Mohamed Morsi qui, à la tête de l’Egypte, avaient déjà entrepris de se soumettre aux diktats du FMI ? La nuance reste de mise même lorsqu’on aborde un mouvement tel que les Frères musulmans. Il fut fondé pour combattre la domination britannique en Egypte. La direction des Frères s’est depuis ralliée aux intérêts des puissances néocoloniales. Cette vaste organisation n’en reste pas moins traversée par différentes tendances, comme tout parti politique. Certaines, plus progressistes, voudraient faire évoluer les Frères musulmans. L’islamisme n’est donc pas un gros mot. Mais il nous montre que, comme toute idéologie, il fait l’objet d’une lutte entre différents courants. Et malheureusement, en grande partie pour les raisons que nous venons d’évoquer, ce sont actuellement les plus réactionnaires qui dominent.

Le jihad en Syrie, pas à Paris

L’impact de la politique menée par l’Occident au Moyen-Orient ne s’arrête pas là. Parmi les différents courants que recouvre l’islamisme, Mohamed Hassan distingue également la mouvance jihadiste et rappelle que « le jihad est aussi un combat que le musulman doit avant tout mener contre lui-même pour faire ressortir ce qu’il y a de meilleur en lui. Le jihad peut donc être quelque chose de très positif ! » Mais le jihad fait aussi référence à une lutte armée. Une lutte menée d’abord en Afghanistan contre les Soviétiques et avec l’aide de la CIA. Ben Laden était à l’époque un ami des Etats-Unis. Après les attentats du 11 septembre toutefois, la guerre contre le terrorisme lancée par Bush a quelque peu malmené le mouvement jihadiste. On pensait alors cette mouvance réduite à quelques rescapés tapis dans des grottes. L’ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE, Alain Chouet, avait même déclaré devant le Sénat : « La Qaida est morte, sur le plan opérationnel, dans les trous à rats de Tora Bora en 2002 ».

Pourtant, depuis quelques années, les mouvements jihadistes semblent avoir repris du poil de la bête. Le plus célèbre d’entre eux aujourd’hui, Daesh, est même parvenu à créer un Etat à cheval sur l’Irak et la Syrie. Comment expliquer cette résurgence ? Différents facteurs entrent en compte comme nous l’explique Mohamed Hassan dans Jihad made in USA. L’invasion de l’Irak en 2003 tout d’abord. Après la chute de Saddam Hussein, les baathistes irakiens se sont organisés pour résister à l’occupation US. Mais, avec l’aide de l’Iran, les Etats-Unis ont mis en place un nouveau gouvernement. Trop chiite pour l’Arabie saoudite qui craignait de voir l’influence de Téhéran s’étendre dans la région. La monarchie a donc appuyé la création de groupes sunnites extrémistes en Irak. Parallèlement à cela, les Etats-Unis s’étaient lancés dans la « débaathification » de l’Irak, c’est-à-dire qu’ils avaient entrepris de démanteler totalement la structure laïque de l’Etat dirigé par Saddam Hussein. Ceci explique comment la résistance à l’occupation US a viré au conflit confessionnel opposant sunnites et chiites. Ceci explique aussi comment de nouveaux mouvements jihadistes sont apparus après la mort opérationnelle d’Al Qaïda.

Ensuite, la guerre en Libye a également permis à d’anciens mouvements jihadistes de retrouver certains soutiens. Mohamed Hassan rappelle ainsi : « Pour combattre l’armée de Kadhafi, le gouvernement US n’a pas hésité à s’allier à des groupes jihadistes. Il savait que l’est de la Libye était un sanctuaire de terroristes comme en atteste un rapport de l’académie miliaire de West Point rédigé en 2007. Nous savons aussi que la CIA s’est appuyée sur l’ancien leader du GICL. L’amiral Stavridis, commandant suprême des Forces alliées de l’Otan en Europe reconnaissait d’ailleurs que des combattants de ce groupe affilié à Al Qaïda participaient aux efforts pour renverser Kadhafi, mais qu’ils le faisaient “à titre personnel”. La déclaration date de 2011. Elle pourrait faire sourire si nous ne connaissions pas les conséquences tragiques de l’intervention de l’Otan en Libye. »

De même, en Syrie, les Etats-Unis et leurs alliés, Turquie, Arabie saoudite et Qatar, se sont appuyés sur des groupes jihadistes pour combattre l’armée syrienne. La fable du « printemps syrien » voudrait que Washington ait opéré une distinction pointilleuse entre les rebelles modérés et les extrémistes. En réalité, la plupart des experts s’accordent à dire que cette distinction relève de la fiction. Selon la situation sur le terrain et les aides apportées aux différents groupes, un combattant pouvait ainsi se battre sous la bannière de l’ASL un jour et sous celle du Front al-Nosra le lendemain. Rappelons en outre que les « modérés » ne le sont pas tant que ça… Tout le monde se souvient de Khalid al Hamad, l’homme qui, devant une caméra, porta le cœur d’une de ses victimes à la bouche. Il dirigeait la brigade al Farouk, affiliée à l’ASL, les « démocrates ».

En détruisant l’Irak et en menant des guerres de proximité en Libye et en Syrie, les Etats-Unis et leurs alliés ont donc contribué à la résurgence de la mouvance jihadiste. « Après les fiascos d’Irak et d’Afghanistan, poursuit Mohamed Hassan, Barack Obama s’est trouvé dans l’impossibilité d’engager ses troupes dans un nouveau conflit. Pourtant, les États-Unis n’ont pas renoncé à leurs prétentions sur le Moyen-Orient. La présidence d’Obama consacre donc le retour du “soft power” : plutôt que d’envoyer ses soldats au casse-pipe, Washington utilise des groupes sur place. Ça ne vous étonnera sans doute pas, parmi les proches conseillers d’Obama, on retrouve un certain Zbigniew Brzezinski. C’est lui qui a eu l’idée d’armer des fanatiques musulmans en Afghanistan pour combattre l’armée afghane et les troupes soviétiques dans les années 80. En Libye, les États-Unis n’avaient d’autre choix que de recourir aux jihadistes. En Syrie, ils espéraient pouvoir démobiliser une grande partie de l’armée en jouant la carte confessionnelle. Les déserteurs devaient ainsi venir grossir les rangs de l’Armée syrienne libre. Or, il y a bien eu des défections. Mais les soldats qui ont quitté leur poste ont généralement quitté le pays en même temps. En Syrie aussi, les États-Unis n’avaient donc d’autre choix que de s’appuyer sur des jihadistes. Mais utiliser ces groupes est une chose, les contrôler en est une autre. »

Comment l’islamophobie a gangrené la France

Le retour du soft power n’a pas seulement été marqué par l’utilisation de groupes sur place. Des jeunes ont également quitté l’Europe pour aller se battre. L’un des auteurs de l’attaque contre Charlie Hebdo était d’ailleurs un jihadiste bien connu des services français. Car le fanatisme religieux ne gangrène pas seulement les champs de bataille en Irak, en Syrie ou en Libye. Il a également trouvé des adeptes en Europe et en France plus particulièrement. Sans doute le « quelque chose » qu’évoquait Philippe Val et qui ne peut être compris qu’à la lumière du climat islamophobe qui s’est fortement développé dans la foulée des attentats du 11 septembre, mais dont les racines remontent à plus loin, comme nous l’explique le sociologue Saïd Bouamama avec qui nous nous sommes entretenus : « L’islamophobie a en premier lieu des racines très anciennes en France puisqu’elle faisait partie de la stratégie idéologique coloniale. Pour justifier la mission civilisatrice, une des armes utilisées était l’approche culturaliste de la religion musulmane. On la présentait comme homogène, comme conduisant inévitablement au fanatisme et comme incapable d’adaptation au contexte “moderne”. Cette image de l’Islam a été véhiculée massivement dans les livres scolaires, les films, les images, etc. Elle s’est ancrée de ce fait dans les mentalités collectives, mais avait comme contrepoids une conscience ouvrière forte appelant à prendre en compte les dimensions communes : les intérêts de classe et la culture ouvrière. Lors des indépendances, aucun travail n’a été mené pour déraciner et déconstruire cette stigmatisation de l’Islam. L’époque était cependant encore aux luttes et aux conquêtes sociales, ce qui relativisait le poids de ces héritages réactionnaires. »

La crise économique des années 70 va cependant changer la donne et les clichés de l’époque coloniale vont alimenter le fonds de commerce de l’extrême droite. « Avec la crise structurelle et systémique qui a touché le capitalisme français dans la décennie 70, poursuit Saïd Bouamama, le Front National a repris à son compte toutes ces caricatures de l’Arabe, du Noir et du musulman issus de la période coloniale. N’ayant pas été éradiquées, ces images se sont endormies, mais étaient toujours disponibles. Le Front National, dont une partie importante des dirigeants ont été formés pendant la guerre d’Algérie et y ont participé, a investi ce terreau propice. Il a ainsi pu sortir de la dimension groupusculaire dans laquelle était cantonnée l’extrême droite depuis la victoire contre le nazisme en 1945. Dans la décennie 80, le Parti Socialiste a mis en place des politiques ultralibérales qui ont fragilisé profondément les classes populaires. Or, les processus de paupérisation massive et de précarisation sont producteurs d’un sentiment de désespérance sociale pour le monde ouvrier. Un sentiment que le Front National tente de récupérer à son profit. »

Le parti d’extrême-droite a tiré habilement son épingle du jeu, parvenant à une lepénisation des esprits en France, comme nous l’explique Saïd Bouamama : « Entièrement engagés dans les politiques de dérégulation, les gouvernements socialistes puis de droite tentent d’éviter les colères sociales en diffusant des grilles ethniques de lecture (sur la délinquance, sur l’insécurité, sur la dégradation des conditions de vie dans les quartiers populaires, etc.) c’est-à-dire en reprenant les thèmes, les logiques, les manières de poser les questions sociales du Front National. C’est un véritable processus de lepénisation des esprits qui se met en place. Parallèlement, au sein des classes populaires, la composante issue de l’immigration des anciennes colonies est celle qui est la plus touchée par la crise en même temps où elle est désignée comme responsable des maux sociaux par la lepénisation des esprits. »

Devenus les nouveaux boucs-émissaires d’une France gangrénée par le racisme, certains jeunes vont trouver un exutoire dans la religion. « Progressivement, les discriminations se massifient et deviennent systémiques, impactant le devenir des jeunes français issus de l’immigration postcoloniale, précise Saïd Bouamama. Pour une partie d’entre eux, le réinvestissement de la foi musulmane a été un antidote à l’autodestruction. Pour d’autres, la réaction est sous forme de révoltes culminant en novembre 2005 par l’explosion de 400 quartiers populaires pendant 21 jours contre les injustices qui les touchent en termes de discriminations, de relégations et de contrôles policiers débouchant sur de multiples morts de jeunes sous les balles de la police. Les organisations de gauche étaient coupées des quartiers et des classes populaires, elles refusaient de prendre en charge la lutte contre les discriminations racistes, les considérant comme soit inexistantes, soit comme secondaires. Ces organisations de gauche étaient donc incapables de saisir qu’il s’agissait d’une révolte populaire et l’ont laissée dans l’isolement, contribuant ainsi à creuser un fossé. Le Front National initie alors la conversion de son idéologie raciste antimaghrébine en racisme contre les musulmans et contre l’islam c’est-à-dire en islamophobie. »

Mais le nouveau cheval de bataille de l’extrême droite dépasse largement les seuls meetings du FN. « La nouvelle thématique sera comme les précédentes, reprise par la droite classique et le Parti Socialiste, enchaîne Saïd Bouamama. La loi sur le foulard en 2004 marque le passage à une islamophobie d’Etat désignant l’islam comme danger pour la république, le droit des femmes et la laïcité. Cette stratégie ne désarme pas le Front National qui devient brusquement “républicain” lui qui depuis sa naissance frayait avec les monarchistes. Il devient brusquement “féministe”, lui qui depuis sa naissance était pour le retour des femmes au foyer et pour le retour à la tradition. Il devient brusquement laïque, lui qui depuis sa naissance était pour une France chrétienne. Les bases d’un consensus transversal antimusulman sont posées. Les uns en attendent une progression de leur audience politique qu’ils emmagasinent à chaque élection. Les autres au Parti Socialiste et à droite s’en servent comme débat-écran pour détourner l’attention des véritables questions sociales. »

Et ce contexte islamophobe a bien évidemment un impact sur ces quelques jeunes Français qui ont versé dans le fanatisme religieux pour partir faire le jihad au Moyen-Orient. Avec tous les problèmes que pose leur retour, leur départ n’en étant pas moins problématique. L’un des auteurs de l’attaque de Charlie Hebdo se serait ainsi félicité d’avoir « vengé le Prophète ». « Fragilisés socialement, victimes de discriminations massives (à la formation, à l’emploi, dans la recherche de logement, etc.), humiliés par des contrôles de police permanents, présentés comme un danger pour la société, mis en accusation permanente dans les médias et enfin de nouveau humiliés par les attaques incessantes contre l’islam, certains de ces jeunes sont en recherche d’un canal pour exprimer leur révolte« , relève Saïd Bouamama. « De surcroit, le spectacle de guerres d’agression pour le pétrole accompagné du même discours antimusulman qu’ils subissent déjà, dans un contexte d’abandon des quartiers populaires par les organisations de gauches, en font un terrain propice pour tous les manipulateurs de la misère et de la souffrance humaine. Si la majorité des jeunes ne sombre pas dans le nihilisme, une minorité d’entre eux sont dans la recherche d’un canal pour à la fois exprimer leur révolte et trouver un débouché au nihilisme autodestructeur qui les touche. »

Charlie Hebdo : des gauchistes anars ou des réacs islamophobes ?

Comment situer Charlie Hebdo dans ce contexte islamophobe ? Le journal est lancé en 1960 par le Professeur Choron et François Cavana. Il s’appelle alors Hara-Kiri et annonce le ton : bête et méchant. Précurseur d’une certaine manière de mai 68, la bande de joyeux drilles semble décréter avant l’heure qu’il est interdit d’interdire… de rire. Une ligne éditoriale qui ne passe pas toujours très bien. En 1970, la une du journal sur la mort du général de Gaulle conduit à l’interdiction d’Hara-Kiri. Choron et Cavana trouvent la parade et reviennent avec Charlie Hebdo. Wolinski explique à l’époque qu’il est gauchiste, avant de préciser qu’il est surtout quelqu’un « qui doute de tout » . « Y a des tendances qui nous sont plus sympathiques que d’autres », précise Cavana. « Ce qui est certain, c’est qu’on est contre le sectarisme, quel qu’il soit. On doit jamais abdiquer la liberté de penser, c’est-à-dire l’esprit critique. Tout est critiquable, rien n’est sacré. » En ce sens, Hara-Kiri d’abord et Charlie Hebdo ensuite ont contribué à libérer la pensée. Et le journal incarnait une certaine idée du progrès.

En 1981, le titre disparaît. Manque d’abonnés. Onze ans plus tard, l’hebdo renaît. On y retrouve Philippe Val aux manettes jusqu’en 2009. Ses positions tranchent avec l’esprit gauchiste qui avait animé Charlie Hebdo par le passé. Philippe Val défend le « oui » au référendum sur la Constitution européenne, soutient la guerre en Irak, attaque Chomsky à coup de calomnies, propage de fausses rumeurs sur le Forum Social Européen et ouvre les colonnes de Charlie à Caroline Fourest. En 2006, il se fend de ces quelques mots dans les colonnes de son journal : « Si l’on regarde une carte du monde, en allant vers l’est : au-delà des frontières de l’Europe, c’est-à-dire de la Grèce, le monde démocratique s’arrête. On en trouve juste un petit confetti avancé au Moyen-Orient : c’est l’État d’Israël. Après, plus rien, jusqu’au Japon. (…) Entre Tel-Aviv et Tokyo règnent des pouvoirs arbitraires dont la seule manière de se maintenir est d’entretenir, chez des populations illettrées à 80 %, une haine farouche de l’Occident, en tant qu’il est constitué de démocraties. » Et tant pis si, comme le relevait le Plan B, selon un rapport des Nations Unies, seuls trois pays dans le monde avaient encore un taux d’illettrisme de 80 % et qu’aucun de ceux-là n’était situé entre Tokyo et Tel-Aviv.

Avec Philippe Val, « quelque chose » s’est répandu à Charlie Hebdo. Aussi, on voudrait croire que certains dessins, comme celui sur les esclaves sexuelles de Boko Haram, s’inscrivent dans la tradition loufoque du journal bête et méchant. Mais on finit par se demander s’ils n’auraient pas plus leur place dans Valeurs Actuelles. D’autant que la liberté de ton ne vaut plus pour tout à Charlie Hebdo. Cavana disait qu’il fallait pouvoir taper sur tout le monde. Philippe Val pose des limites où il l’entend. En 2008, Siné ironise sur la possible conversion au judaïsme de Jean Sarkozy. Quelques jours auparavant, Libération l’avait déjà évoquée très sérieusement. Mais dans le Charlie nouveau, ça ne passe pas. Ça ne passe plus. Siné, à qui on devait le dessin d’une nonne se masturbant avec un crucifix, est prié de prendre la porte. D’autres l’avaient prise avant lui. Comme Olivier Cyran qui dénonçait « la conduite despotique et l’affairisme ascensionnel » de Philippe Val.

Charlie Hebdo était-il devenu un journal réac ? Charb pouvait se moquer de l’islam tout en défendant la cause palestinienne. Quand Val faisait la promo de la Constitution européenne, Cabu appelait à voter non quelques pages plus loin. Et si le même Val louait la diplomatie US, Wolinski soutenait Cuba. Tous les dessinateurs de Charlie n’avaient donc pas retourné leurs vieilles vestes d’anars gauchistes. Mais les valeurs que sous-tend leur engagement ont pu être instrumentalisées au profit de causes pas très glorieuses. Ainsi, dans une France où les amalgames islamophobes sont devenus légion, représenter le Prophète Mohamed en terroriste ne relevait pas de l’exploit. « Charlie Hebdo fait partie des multiples couches islamophobes qui se sont cumulées ces dernières années et qui continuent récemment avec un Zemmour ou un Houellebecq, indique Saïd Bouamama. Bien que comportant dans son équipe des personnalités différentes et des points de vue politiques différents, ils ont en commun un rapport à la religion antimatérialiste, la percevant par principe comme réactionnaire en tout lieu et en tout temps. Certains ont donc pensé sincèrement que l’Islam était le nouveau danger religieux d’aujourd’hui. D’autres comme Val ont surfé sur la vague islamophobe en cours dans la société et propulsée par l’Etat pour tenter d’augmenter l’audience économique du journal. C’est lui qui fait prendre un tournant radical au journal en prenant l’Islam comme cible privilégiée. Il ne s’agit plus d’une approche globale antireligieuse (même si quelques articles continuent à cibler d’autres religions), mais de prendre comme cible une religion spécifique. »

Voilà pour le contexte islamophobe. Quelles que fussent les prises de position de Charlie Hebdo, rien ne saurait évidemment justifier l’attentat de mercredi. Il s’agit plutôt de comprendre les facteurs qui ont rendu possible l’impensable. Cette compréhension est d’autant plus importante que déjà, des tentatives de récupération politique malsaine voient le jour, nous appelant à creuser encore alors qu’on pensait avoir touché le fond. En Grèce, pour dénoncer son adversaire de la gauche radicale, Antonis Samaras, premier ministre issu du parti conservateur Nouvelle Démocratie, a déclaré : « Aujourd’hui à Paris, un massacre s’est produit avec au moins douze morts. Et ici certains encouragent encore davantage l’immigration illégale et promettent la naturalisation » . Le milliardaire américain Donald Trump a quant à lui invité la France à autoriser le port d’armes : « Souvenez-vous, quand les armes sont hors la loi, seuls les hors-la-loi sont armés ! » . De son côté, Marine Le Pen a appelé à un référendum sur la peine de mort. C’est dur d’être pleuré par des cons…

« Malheureusement, la solution nécessite une action dans plusieurs directions simultanément, soulève Saïd Bouamama. Il s’agit à la fois de s’opposer aux guerres pour le pétrole pour orienter la colère légitime vers le politique afin qu’elle ne soit pas dévoyée. Il s’agit en second lieu de combattre sans concession l’islamophobie afin de briser le sentiment d’isolement face aux attaques que ressent cette partie importante quantitativement des classes populaires. Il s’agit également d’organiser ces jeunes afin que s’organise avec eux le combat contre les discriminations systémiques, contre les contrôles et crimes policiers. Il s’agit enfin de produire une nouvelle perspective commune qui remet en cause les choix économiques actuels et la politique internationale française. Sans cela, des révoltes légitimes continueront à être dévoyées ».

Le choc des civilisations ou la lute des classes ?

Dimanche 11 janvier à Paris, la marche républicaine en hommage aux victimes des attentats a réuni 1,5 million de personnes. Il était beaucoup question de liberté d’expression malgré la présence de Netanyahou en tête de cortège. En 2014, Gaza a été le deuxième plus grand tombeau de journalistes dans le monde . Au mois d’août, durant le confit mené contre la petite bande de terre palestinienne, les reporters qui souhaitaient entrer dans Gaza devaient signer une décharge pour empêcher toute poursuite contre l’armée israélienne en cas de blessure ou de mort . En matière de liberté d’expression, on a vu mieux.

L’attentat contre Charlie Hebdo ne peut cependant être ramené à cette seule dimension. Ses racines, l’imposition d’un islamisme réactionnaire au Moyen-Orient et la marginalisation des jeunes issus de l’immigration, dépassent largement le cadre de la liberté d’expression. Une grande partie de la classe politique, des médias et des intellectuels de gauche comme de droite réduit pourtant les événements à cet unique combat. Ils imposent ainsi, malgré les mises en garde sur les amalgames, une grille de lecture calquée sur le choc des civilisations. Ils posent la contradiction entre jihadistes fanatiques d’un côté et citoyens républicains de l’autre. Les premiers ne seraient que des fous de Dieu. Nous avons vu pourtant que derrière ce fanatisme, il y avait une énorme frustration qui, faute d’alternative politique constructive, avait été canalisée vers l’impasse jihadiste. De l’autre côté, les citoyens réunis dans un grand front républicain sont invités à défendre farouchement les valeurs démocratiques menacées par l’obscurantisme religieux.

Le débat posé en ces termes ne permettra pas de sortir la tête de l’eau. Au contraire. On peut s’attendre à un clivage plus fort de la société, à la montée de l’extrême-droite, à des mesures sécuritaires liberticides, à l’instauration d’un climat de psychose et à la poursuite de la radicalisation d’une minorité de jeunes. Aucune solution constructive et efficace donc. À qui profite dès lors cette grille de lecture ? À ceux qui ont combattu le nationalisme arabe pour piller le pétrole du Moyen-Orient. À ceux qui font la guerre par jihadistes interposés pour que leurs multinationales fassent toujours plus de profits. À ceux qui continuent de creuser le fossé entre riches et pauvres. A ceux qui, incapables d’apporter des solutions à la marginalisation des jeunes issus de l’immigration, ont joué le jeu de l’extrême-droite. À ceux qui s’évertuent à appliquer l’austérité alors que les familles les plus riches continuent de s’enrichir malgré la crise. À ceux qui sont incapables de se remettre en cause et d’engager leur responsabilité dans l’attentat du 7 janvier. Ceux-là mêmes qui font le lit du fanatisme ne peuvent que proposer un front républicain pour la liberté d’expression. Ils parviennent ainsi, comme l’explique Saïd Bouamama, à unir ceux qui devraient être divisés, et à diviser ceux qui devraient être unis .

Plutôt que de faire défiler les opprimés derrière des criminels de guerre à Paris, il convient donc de substituer au choc des civilisations la lutte des classes. Un concept démodé ? Pas si l’on en croit le milliardaire Warren Buffet : « Il y a une lutte des classes. C’est ma classe, les riches, qui a déclaré cette guerre et qui est en train de la gagner. » Il est grand temps de lancer la contre-offensive contre les guerres économiques, les inégalités et les faux débats.

L’attaque de Charlie Hebdo a porté atteinte à nos valeurs démocratiques. Et c’est bien par plus de démocratie qu’il faut répondre au drame. Sans se tromper. Ce n’est pas démocratique de larguer des bombes, même sur une dictature. Ce n’est pas démocratique de stigmatiser des citoyens, même au nom de valeurs républicaines. La véritable démocratie appelle à une lutte collective, contre l’obscurantisme et contre le terreau qui l’a vu germer. Une lutte sur plusieurs fronts donc, qui nécessite prise de conscience et solidarité.

Al-Qaïda : terroriste en France, alliée en Syrie

Filed under: Contributions - apports — kel @ 19:28

Chères Charlie, chers Charlie,

Je partage votre indignation, votre colère et votre tristesse au lendemain de ces actes de guerre inhumains contre la Liberté, l’Égalité et la Fraternité – valeurs universelles qui nous unissent malgré nos différences. À l’heure où je finalise cet article, trois terroristes viennent d’être tués par les forces de l’ordre, après avoir imposé à la France une atmosphère de guerre civile en commettant des attentats d’une rare sauvagerie. Dans ce contexte de déstabilisation systémique, soyons unis, tolérants et solidaires. Mais ne laissons pas l’émotion neutraliser notre esprit critique ! (1)

En effet, au lendemain de ces crimes effroyables – sachant que nos gouvernants risquent d’alimenter ou de déclencher de nouvelles guerres « contre » le terrorisme –, (2) il est plus que jamais indispensable de rappeler plusieurs faits dérangeants sur la politique étrangère de la France en Syrie. Tout d’abord, prenez conscience que notre actuel ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a ouvertement soutenu en décembre 2012 le Front al-Nosra – c’est-à-dire la branche « syrienne » d’al-Qaïda. En effet, selon les informations du journal Le Monde, « la décision des États-Unis de placer Jabhat Al-Nosra, un groupe djihadiste combattant aux côtés des rebelles, sur leur liste des organisations terroristes, a été vivement critiquée par des soutiens de l’opposition [en Syrie]. M. Fabius a ainsi estimé, mercredi, que “tous les Arabes étaient vent debout” contre la position américaine, “parce que, sur le terrain, ils font un bon boulot”. “C’était très net, et le président de la Coalition était aussi sur cette ligne”, a ajouté le ministre. » (3)

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Lire la suite : http://www.dedefensa.org/article-al-qa_da_terroriste_en_france_alli_e_en_syrie_10_01_2015.html

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