Dessin publié par le journal Tal Cual, Venezuela.
Le 16 mars 2012 le journal dopposition « Tal Cual », dirigé par lex-ministre néo-libéral des années 90 Teodoro Petkoff, publiait une caricature accusant le gouvernement bolivarien de distribuer de leau sale aux usagers. Le dessin montre un homme coiffé dun béret incarnant Hugo Chavez accompagné denfants et regardant leau jaillir dun robinet sur lequel sest posée une mouche. Lhomme au béret dit: Assez de suprématie blanche, maintenant nous avons des eaux afrodescendantes.
Dans Le général dans son labyrinthe, Gabriel García Márquez raconte comment les peintres du XIXème siècle « blanchirent » les traits de Simón Bolívar jusquà effacer ses traits africains. Cette obsession raciste des « mantuanos » aristocratie coloniale dorigine européenne na pas disparu. Lélite qui rêve de chasser Hugo Chavez du pouvoir par tous les moyens considère comme illégitime lélection à la Présidence de la République dun « zambo » (mélange dindigène et dafrodescendant). Le mythe fondateur de la société coloniale puis censitaire postulait que les millions de « morenos », « pardos », « zambos », nappartenaient pas au genre humain.
Hugo Chavez vu par lopposition.
Pour les historiens Mario Sanoja et Iraida Vargas-Arenas (1) : Aujourdhui, dans les coiffures des quartiers chic de Caracas, les clientes qui dénigrent à voix haute le singe Chávez et les singes en général oublient que les « choses noires » qui leur lavent les cheveux, leur soignent les pieds, leur vernissent les ongles, sont des « singes » qui habitent des quartiers populaires comme Santa Cruz ou Las Minas, tout comme les «cachifas» (domestiques) qui soccupent de leurs enfants, leur font la cuisine, lavent leur linge et soccupent de leurs jardins.
Après avoir fui la misère de leur Europe originelle, devenues élite sociale par la négation de lAutre, ces communautés dorigine européenne voient soudain leur statut se banaliser et nourrissent une rage raciste décuplée contre Hugo Chávez. Mais quand les dirigeants de cette opposition (minoritaire dans les urnes à lissue de scrutins validés internationalement) répètent « nous sommes la majorit頻, ils ne mentent pas. Ils réaffirment sincèrement leur vision du monde. Eux seuls appartiennent au genre humain, eux seuls peuvent être comptés. Ils sont donc, très logiquement, « majoritaires ».
Vargas et Sanoja : Bien avant lélection de Hugo Chávez et la démocratisation progressive du champ politique, les singes étaient pourtant bien là, pas encore citoyens mais déjà constructeurs de tout un pays : majorité sociale demployés, de domestiques, douvriers, de journaliers que lhistoriographie de loligarchie ignorait systématiquement, considérant comme naturelle lexploitation des untermenschen indigènes, métis, blancs pauvres ainsi que leur maintien dans des conditions de vie dégradantes.
Buste du héros national, le rebelle José Leonardo Chirinos (1754-1796), Caujarao, État de Falcón, Venezuela.
Eduardo Galeano a rappelé que les premières insurrections dAfricains en Amérique Latine eurent lieu au Venezuela, lorsque se soulevèrent les mineurs de Buria (1533) sous limpulsion du Rey Miguel. Simon Bolívar avait douze ans lorsque près de trois siècles plus tard, à deux pas de chez lui, les mantuanos exécutèrent sur une place publique de Caracas un autre rebelle : José Leonardo Chirinos, dont le corps écartelé fut exposé aux quatre coins du pays pour rappeler aux esclaves ce qui les attendait en cas de récidive.
Sanoja et Vargas : Vers la fin du XVIIIème siècle, les métis et africains réduits en esclavage totalisaient les 72% dune population dominée par une bourgeoisie (27%) de commerçants, artisans, producteurs agricoles et des premiers métis, indigènes et noirs affranchis. Au sommet de cette pyramide, 3000 oligarques mantuanos de Caracas (1%) accaparaient plus de 50% de la richesse per capita.
Comme le montrent leurs nombreuses appellations Angola, Cabindo, Carabalí, Congo, Fuló, Wolof, Mandinga, Malembe , les esclaves capturés en Afrique occidentale provenaient de sociétés complexes structurées autour du commerce, de lagriculture et de lélevage, de lextraction minière, de la forge et de la fonte du métal. Cette « main doeuvre » fut enrôlée dans les mines de cuivre de Cocorote, dans létat de Yaracuy, au XVIIème siècle.
Bien que la structure des grandes plantations absorba la majeure partie de cette force de travail culturellement déracinée, les traditions de la musique, de la magie et de la médecine survécurent avec une intensité qui permit aux afrodescendants de conserver leur identité sociale. Les femmes réduites en esclavage eurent une immense importance dans la vie sexuelle des maîtres de loligarchie coloniale et républicaine, soumises aux viols illimités, fait qui explique lénorme population de mulâtres qui forment le secteur social des « pardos ». Les africains dorigine mandinga, réputés plus rebelles, étaient associés dans lesprit des maîtres à la représentation du diable, comme lest Chavez aujourdhui.
Beaucoup ignorent que le premier drapeau brandi par Bolívar en signe de rébellion contre la couronne espagnole était un drapeau noir appelant le peuple réduit en esclavage à se rallier à la cause de lindépendance et, par la suite, de lÉgalité. Mais si Bolivar décréta labolition de lesclavage dès 1816, respectant ainsi la promesse faite aux « jacobins noirs » de Haïti à qui il devait pratiquement tout, lexploitation de cette main doeuvre lui survécut. Certes les républiques « indépendantes » qui sensuivirent étaient faites pour « les citoyens ». Mais les afrodescendants nétaient pas encore considérés comme « citoyens ». Cest pourquoi nombre dentre eux répondirent à lappel « Terres et Hommes Libres ! » du général Ezequiel Zamora (1859-1863) dont lassassinat repoussa une fois de plus lémancipation espérée.
Jesús Chucho García (2) : Au Venezuela lintellectuel Arturo Uslar Pietri réclamait une immigration européenne pour améliorer la race et le niveau culturel , expliquant que les antillais navaient rien à apporter au développement de notre pays. Dès 1937, Pietri proposait à la Chambre de Commerce que le Venezuela, pour devenir un pays moderne, renonce à ses composantes indigènes et afrodescendantes. Le marxisme vénézuélien, importé dEurope comme signe de distinction sociale, refoula lui aussi les thèmes indigènes et afrodescendants.
Mario Sanoja et Iraida Vargas-Arenas : «à partir de 1936, avec le boom pétrolier et la fin de la dictature de Juan Vicente Gómez, seffondrèrent les relations de production de type semi-féodal qui maintenaient les paysans enfermés dans leurs ghettos. Tous ces paysans sans terre, mulâtres, indigènes et noirs se joignirent à lembryon de prolétariat urbain rejeté à la périphérie des grandes villes, en particulier à Caracas : une population essentiellement jeune, souvent désoeuvrée, souvent obligée de recourir à la délinquance pour subvenir à ses besoins. La démagogie électorale des années 60 et 70 stimula davantage encore lexode rural, gonflant les ceintures de misère de millions dhabitants quon cherchait à manipuler à travers le média politique central : la télévision, avec sa vision dune société blanche comme modèle incontournable du développement.
« Le boom pétrolier permit à la classe moyenne de passer dune vie austère à un vie aisée, condition qui saméliora encore avec la hausse du pétrole dans les années 70. Cest à cette époque aussi que la bourgeoisie de gauche comme de droite, sautoproclama soit comme avant-garde de la révolution mondiale soit comme bouclier anticommuniste, et dans les deux cas, comme garante des intérêts populaires.
« Aujourdhui ces secteurs se sentent trahis par « leurs sujets ». Ils nont pas vu venir les élections de 1998 où une majorité de «singes » leur a préféré Hugo Chavez. Cette inclusion soudaine de nouveaux sujets devenus citoyens à part entière, qui proposent des lois, se forment, sorganisent, participent à la vie politique, explique la convergence de certains secteurs marxistes des années 80 avec la droite de la classe moyenne, surtout parmi les universitaires irrités de perdre le monopole du discours critique, et qui défendent leurs intérêts de classe face à l « insurrection des singes ».
La révolution bolivarienne, elle, a rompu avec le mythe officiel du métissage en vigueur sous les gouvernements antérieurs et a promulgué en 2011 une Loi contre la discrimination raciale. Recueillant une proposition exprimée lors de la IVème Rencontre Internationale des mouvements sociaux Afrodescendants dAmérique Latine et des Caraïbes (juin 2011), le président Chavez a également décrété en mai 2012 la création du Conseil National des Communautés Afrodescendantes dont le rôle est de «concevoir les politiques publiques et darticuler les différents ministères pour apporter des réponses concrètes et mettre fin aux asymétries et discriminations qui affectent encore ces communautés». Norma Romero Marín (photo) a été nommée responsable de cet organisme lancé lors dun acte officiel dans la région de Caucagua, berceau historique de rébellions et de communes libres organisées par les esclaves fugitifs.
Récemment cest autour de la figure du rebelle José Leonardo Chirinos que sest ouverte la Semaine de lAfrique (21-25 mai 2012). Des étudiants originaires dAfrique de lELAM (École Latino-Américaine de Médecine « Salvador Allende »), de lUniversité Expérimentale des Forces Armées (UNEFA), ou encore les étudiant(e)s du Lycée Andrés Bello ont débattu avec le Vice-Ministre des Affaires Étrangères pour lAfrique, Reinaldo Bolivar (photo), également créateur dun Centre des savoirs Africains (Centro de Saberes Africanos). Parmi les thèmes abordés : le racisme encore présent dans de nombreux médias privés, limpact de la Loi contre la Discrimination Raciale et lanalyse des contenus éducatifs.
Comme ces bourgeoisies locales historiquement fondées sur la négation de lAutre, les empires actuels invisibilisent, déshumanisent, via les médias, les civilisations quils veulent détruire. Cette réduction de lAutre, doté de « moins de subtilité intellectuelle, moins de richesse historique » réapparaît parfois curieusement dans la gauche occidentale (avec la puissance du refoulé colonial et sous des dehors apparemment progressistes comme la « laicit頻 ou les « droits de lhomme »). Le cliché souvent entendu : «Ah ! quel dommage que Chavez soit trop primaire pour comprendre que les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément des amis » exprime la difficulté de comprendre que lAutre est capable de penser subtilement, davoir une stratégie à long terme et une Histoire assez dense pour quon ne le définisse pas en creux. Comment ignorer encore le mouvement profond dune diplomatie qui procède en droite ligne de Simón Bolivar et de son projet de réunir les trois quarts de lHumanité lors dun vaste congrès à Panama (1826) pour bâtir «léquilibre du Monde » ? Rêve multipolaire saboté par les grandes puissances de lépoque mais souvent repris depuis par les nations du Sud (Bandoeng 1955) ? Au-delà des contingences de qui gouverne chacun des États (combien de despotes ici ou là à lépoque de Bolivar, à lépoque de Bandoeng, aujourdhui ?), la stratégie bolivarienne consiste à préparer, par des accords dÉtat à État, le jour où comme en Amérique Latine, et peut-être sous son influence, lintelligence collective des peuples finira par démocratiser les institutions politiques et permettra des relations internationales enfin basées sur les principes de souveraineté, dégalité, de respect et de coopération. Caracas accueillera le prochain sommet des non-alignés en 2015.
Jesús Chucho García lors dune conférence-débat, Caracas.
Jesus Chucho García : « Le Venezuela fait un grand travail pour resserrer les liens avec lAfrique: nous avons commencé à faire venir des étudiants de là-bas et à nouer toutes sortes daccords : commerciaux, culturels, etc.. Pendant trop dannées et malgré tout ce que nous avons en commun nous avons tourné le dos à lAfrique, au moment où limpérialisme mène une guerre de reconquête pour semparer de ses ressources naturelles. Nous ne nous identifions pas pour autant à la religion afro-centrée ni à une certaine forme dauto-ségrégation du mouvement noir états-unien. Nous sommes américains et sur ce continent américain a eu lieu un long processus dinnovation, de création. Nous ne voulons pas nous paralyser dans le temps. Notre objectif final est que nous soyons tous égaux et que lon comprenne que le racisme fut inventé pour justifier un système dexploitation mondiale».
Auteur et traducteur : Thierry Deronne
(1) Ricardo Sanoja et Iraida Vargas, anthropologues et historiens vénézuéliens, article El Origen de Monos y Escuálidos. Voir aussi http://www.dailymotion.com/video/xmi3bz_a-solas-con-dos-antropologos-venezolanos-mario-sanoja-obediente-e-iraida-vargas-arenas_news
(2) Jesús Chucho García, intellectuel vénézuélien et fondateur/activiste du mouvement afrodescendant, auteur de nombreux ouvrages sur ce thème (http://www.globalcult.org.ve/pub/Clacso2/garcia.pdf )
URL de cet article : http://venezuelainfos.wordpress.com/2012/05/26/afrique-mere-patiente-de-la-revolution-bolivarienne/